« Comment on a fait ? Dis-moi, comment on a fait, pour ne pas nous rendre compte qu’elle était différente ?».
Je lui réponds que c’est probablement parce que c’est notre enfant.
En général, c’est plutôt l’inverse. Les parents d’enfants « différents » ont ce sixième sens, ils captent le « truc qui ne va pas », souvent même avant les médecins, très tôt.
« Pourtant, on a eu un enfant avant, on savait ce que c’était, un développement normal.»
Quand mon mari me dit ça, je vois dans ses yeux qu’il se replonge plusieurs années en arrière.
Oui, on a nié l’évidence. Le handicap de Rachel était là, devant nos yeux. Mais nous, on était loin de cette réalité. On s’était mis à l’abri. Pendant ses premiers mois de vie, on était à des millions de kilomètres, sur la planète des parents au ventre vide. On était marqués de la mort de notre fille Solange, endeuillés, en train d’essayer difficilement de remonter à la surface d’un océan qui nous engloutissait, et on prenait un peu de respiration entre deux déferlantes.
Alors, à quel moment nous sommes-nous rendus compte que notre train ne prenait plus la même voie que celle des autres parents ? À quel moment a-t-on envisagé le handicap de Rachel, puis le polyhandicap, l’absence d’autonomie ?
Est-ce à l’hôpital, pendant ses 6 premiers mois de vie, quand le pédiatre nous disait de loin que « la psychomotricité sera compliquée »?
Est-ce chez la neuropédiatre, un an plus tard, qui nous disait que « nous ne savions pas encore de quoi souffrait notre fille » ?
Non, on a tourné les talons et décidé qu’on ne collerait pas d’étiquettes, que tout irait bien. Ah, si tout avait pu être si simple…
Est-ce pendant tous ces moments où on regardait de loin les progrès des autres enfants de son âge ? Le jour de la kermesse de son frère Karl, lorsqu’un papa me demande « Elle ne tient pas sa tête? » alors que nous venions de souffler sa première bougie ?
Est-ce l’année de ses 3 ans, lorsque les parents « normaux » franchissaient les grilles d’école pour la première fois, alors que moi j’essayais encore de lui apprendre le “M” de maman ?
Est-ce le jour où notre maison a commencé à se remplir d’appareillages, corset-siège,
verticalisateur, siège ergonomique, Dynamico et autres … ?
Est-ce le jour où j’ai pleuré de n’avoir jamais pu entendre sa petite voix prononcer « maman » ou « papa » ?
Est-ce toutes les fois où je change de trottoir quand je vois des femmes au ventre rond, des mamans aux poussettes doubles, des petites filles brunes aux yeux bleus parfaitement identiques, parce que malgré toute ma volonté, mon corps reçoit toujours comme un électrochoc ce que la vie m’a repris ?
Quand avons-nous compris que Rachel n’arrêtera jamais de n’être qu’une petite fille? Que « sa jeunesse nous suivra jusque dans [notre] vieillesse »*…
Je ne me souviens plus, parce que c’était dans tous ces moments de vie à la fois.
La vie peut être sournoise, violente, perfide, incompréhensible, injuste ; mais la vie peut accompagner la violence, le deuil d’un scénario normal, d’un avenir paisible. La vie nous donne des filtres, nous aveugle pour que notre corps supporte, petit à petit, jour après jour, minute après minute.
La vie a cette tendresse de comprendre qu’on ne sera jamais prêts à accepter, mais nous apprend à vivre avec.
Elle nous donne des signaux, de loin, nous prépare, nous fait cheminer, nous envoie parfois des grosses vagues mais nous laisse respirer entre deux. Elle nous offre des moments de légèreté, d’osmose avec notre enfant, des moments de fusion qui n’appartiennent qu’à nous, sans entendre « maman », « papa », mais en nous extasiant devant ce qui ne semble être que des « petites choses » pour d’autres.
Il nous aura fallu plus de 2 ans pour poser des mots. Ce jour qui a marqué le tournant dans cette nouvelle vie, je m’en souviens comme si c’était hier…
2019, Rachel a 2 ans, et je ne veux pas affronter la réalité. Je ne veux pas accepter qu’elle ne sera jamais comme les autres petites filles, je veux continuer à me dire que ce n’est qu’un retard dû à la prématurité. Du moins, je ne veux pas le reconnaître seule. Alors je passe des heures à essayer de lui faire reproduire des gestes simples. Et puis, un soir, il enlève un poids énorme de mes épaules. C’est le début de ma nouvelle vie, cette vie de parent d’enfant lourdement handicapée.
C’est probablement la résignation, le temps, la résilience, ou le verre de vin occasionnel ajouté à la fatigue de cette fin de semaine qui nous feront franchir le cap. Il est là, en face de moi, et il ose me parler. Il ose me dire cette phrase que je ne voulais pas entendre, mais qui pourtant sera celle qui ôtera tous mes sentiments de solitude : « Je me suis bien rendu compte que Rachel était différente. Je le vois bien, qu’elle n’est pas comme les autres et qu’elle ne le sera jamais. Évidemment, on le sait, que Rachel est handicapée ».
Mon mari a les yeux qui brillent, et je sens les miens qui se remplissent aussi de larmes. Je ne sais pas décrire ce sentiment. Bien sûr, ça faisait deux ans que les médecins nous le disaient à leur manière, mais il nous a fallu ce temps-là. Il a fallu cheminer pour qu’un soir on ose se le dire l’un à l’autre.
Je n’oublierai jamais ce moment fusionnel avec mon mari. Il n’a pas eu besoin d’en dire plus : cette phrase et ce regard ont suffi pour plonger à deux, tête baissée, dans ce monde de parents d’une enfant extra-ordinaire. Et on a emmené avec nous famille et amis.
Début de l‘été 2019, paradoxalement, je suis soulagée. Je n’ai plus de compte à rebours avant une soi-disant entrée en maternelle un an plus tard qui n’arrivera jamais, avec toutes les prédispositions naturelles de l’ enfant à rattraper. C’est la vie que nous adapterons à elle, pas l’inverse.
2019, nous sommes parents et nous devenons aidants.
Enfin, je n’aurai plus à regarder les autres enfants de son âge de loin, à la comparer et à m’inquiéter en silence. On avait déjà réalisé, chacun de notre côté. Mais là, on a décidé de réaliser ensemble.
Alors, on entre dans cette nouvelle vie, cette vie parallèle à celle qu’on avait projetée. Il avait déjà dû franchir le mur qui séparait le monde des parents « normaux » des parents endeuillés. Maintenant, on réunit toutes nos forces pour franchir cet autre mur, celui des parents d’enfants lourdement handicapés. On sera loin de celle dans laquelle on se voyait un jour avec des enfants autonomes, qui n’auront plus besoin de nous physiquement et matériellement.
Dans cette nouvelle vie, il faudra tout anticiper, matérialiser, médicaliser. il faudra être fort physiquement pour compenser ses faiblesses.
Il faudra faire de notre quotidien les rendez-vous médicaux, les lourdeurs administratives, les questionnements, les doutes.
Il faudra soulever des montagnes. Il faudra cesser de se demander pourquoi, mais garder notre énergie pour trouver des solutions.
Il faudra entrer dans cette vie qui est loin d’être ordinaire.
Il faudra accueillir cette vie extraordinaire. Les parents endeuillés, les parents d’enfants polyhandicapés, et ceux qui sont comme nous, les deux à la fois, savent encore sourire, rire, chanter, danser, être heureux.
Même si… « J’aurais donné ma vie pour qu’elle soit comme les autres. »*
Cette question ne s’est jamais posée, alors j’aime cette vie.
« Ceux que l’on met au monde ne nous appartiennent pas. A moins de mettre au monde un enfant comme toi. » *
Rébecca, Maman de Rachel
Présidente de l’association “Les Petits Pas de Rachel”
* “Ceux que l’on met au monde”, L. Lemay